Jean-François Bauret, le portraitiste
Ce portraitiste qui œuvre depuis la fin des années cinquante, offre sa modestie et sa sagesse à qui veut l'entendre
Lorsque nous arrivons pour commencer l'interview, Jean-François Bauret est en pleine discussion avec une jeune américaine qui lui propose ses services. Nous sommes dans son studio des Batignolles, entre fauteuils d'époque un peu usés et boites à lumière. Jean-François Bauret enseigne dans les écoles de photographie et dans des stages, et nous apporte sa vision très réaliste sur le nouveau monde de la photo qui l'entoure.
Jean-François Bauret, vous êtes souvent sollicité par des jeunes photographes qui voudraient travailler avec vous ?
Il y a beaucoup de gens qui me font une demande d’assistanat. C’est une bonne idée de leur part, mais les locaux sont trop petits, je ne peux pas m’occuper de tout le monde !
C’est bien de commencer comme assistant, c’est idéal même, mais on forme plus de photographes en France qu’on ne peut en accueillir. Il y a 150 écoles déjà, s’il en sort douze élèves par école et par an, ce qui n’est pas énorme, ça fait déjà chaque année 1500 jeunes photographes qui débarquent… Avec ça, les écoles font croire qu’après un an ou deux d’étude de photo, ils vont faire le tour du monde, ils vont revenir avec des photos qu’ils vont vendre chez Géo. Alors que les disques durs sont déjà plein d’images… Il y a déjà tellement d’autodidactes aujourd’hui… Et il y a des bonnes choses, ce n’est pas que ce soit mauvais, mais on n’est pas dans une époque créative véritablement. On est plutôt dans une époque, conceptuelle dans certains cas, mais surtout vécue par des gens qui font du mot-à-mot. C’est-à-dire que les magazines ou les catalogues nous demandent d’illustrer un texte, au mot-à-mot, mais pas d’ouvrir la porte sur une autre création. L’illustration c’est justement d’ouvrir sur une autre création pour ouvrir le débat.
C’est ce que faisait Libération dans les anciens numéros avec des photos qui ouvraient la porte à d’autres discours. Maintenant Libé a beaucoup baissé du point de vue photo…
Photographe d’art ou photographe artisan, comme vous situez-vous ?
Je me situe dans les deux cas. D’un côté j’ai toujours fait de la pub et de la mode, même si maintenant j’en fais moins, mais c’est ce qui m’a permis de gagner ma vie. De l’autre côté j’ai toujours préservé une créativité personnelle, qui n’avait aucun débouché commercial, seulement en vendant quelques tirages de temps en temps.
Klaus Kinski par Jean-François Bauret
Est-ce que vous ne pensez pas que les photographes ont toujours eu cette double démarche ?
Je ne sais pas… j’ai des amis qui prétendent n’avoir jamais fait une seule photo commerciale, même si je reste un peu dubitatif là-dessus, et j’ai aussi eu un assistant qui n’a jamais fait une seule photo personnelle ! Pour ma part je fais les deux, et j’ai cette double vie du photographe, en pensant quand même que ce que je fais pour moi peut déteindre sur le reste. Par exemple, en mode, j’avais essayé de montrer à une époque dans des catalogues ou des parutions dans Elle ou ailleurs, des gens qui montraient leur intériorité. Pour le couturier, c’était au détriment de son travail. Pour eux il faut que le modèle reste une poupée Barbie. Mais si on montre l’humain du modèle, on ne voit plus la robe… Au fond c’est le problème de l’être et du paraître. Mais pour beaucoup de mes clients, je peux montrer leur intériorité. Je pense en particulier aux enfants, je fais beaucoup de photos d’enfants, et on peut arriver à de très belles choses.
Vous pensez que pour arriver à faire ressortir cette intériorité, il faut être patient ou faire de la direction d’acteur ?
Je pense que toute la photo est de la direction d’acteur. Même le reportage c’est presque de la direction d’acteur parce que notre présence même fait que la personne qui vit devant l’appareil va commencer à faire du cinéma. C’est très intéressant parce qu’en France la direction d’acteur est refusée. Quand j’enseigne, je vois qu’ils me racontent tous la même chose, l’idée du reportage, des « photos volées ». Ils n’ont pas tort dans la mesure où avec un téléobjectif on peut arriver à prendre quelque chose de très authentique mais par ailleurs ils perdent ce qui me semble passionnant justement : la direction d’acteur. Au fond, le grand maître pour moi c’est Richard Avedon, dans ses photographies il a réussit à montrer les gens non dans leur attitude de façade (je pense en particulier aux hommes politique, et là je suis très admiratif) mais au contraire montrer leurs angoisses.
Photographe Jean-François Bauret L’enseignement classique de l’école, et je parle de l’école en général, c’est de pousser les jeunes à faire un reportage sur le parvis de La Défense, au lieu de faire de la psycho-morphologie. La base pour moi qui travaille en particulier sur le portrait, c’est de faire tomber la peur qu’on peut avoir de la personne photographiée, et la peur du photographe devant elle. C’est un acte amoureux de faire un portrait.
Votre portrait de Gainsbourg correspond à ce que vous dites des réussites d’Avedon ?
Non, j’ai raté Gainsbourg. D’abord c’était une photo de commande, pour le magazine Actuel, et ils m’avaient bien demandé de montrer l’angoisse du personnage, et donc de faire une image la plus proche possible de ce que j’aime faire dans ma photographie. Mais je n’étais pas maître de la situation à cause de cette couverture de magazine qui m’obligeait à penser un peu à la mise en page. Ils m’avaient dit qu’ils ne voulaient pas qu’il brûle des billets de banque ou qu’il fasse son cinoche et c’est vrai que de ce côté-là c’est réussit. Nous sommes restés deux heures à prendre des photos de cet homme que j’admire beaucoup, sans pour autant que je réussisse à percer le personnage.
Serge Gainsbourg par Jean-François Bauret
Les gens que vous avez l’impression d’avoir le plus réussit n’étaient pas photographiés dans le cadre de commandes ?
Nous sommes toujours dans l’histoire de la photo. Qui photographions-nous ? Nous volons quelque chose, je m’approprie un tout petit peu le nom de Gainsbourg en le photographiant. Ce que j’essaie d’expliquer aux jeunes, c’est d’arrêter de croire qu’ils sont « l’artiste », alors que le réel artiste est Gainsbourg. Mon travail de portraitiste serait d’aider le dénommé Gainsbourg à venir danser avec moi.
Je vois des jeunes qui font une carte de visite et marquent « artiste photographe », sans même laisser le temps à l’artiste d’exister tout à fait ! La jeunesse a beaucoup de fougue et d’enthousiasme aujourd’hui avec les facilités des médias autoproclamés, des vitrines et sites personnels de photographes en herbe…
Je reçois énormément de photos à l’occasion des vœux par exemple, de gens que je ne connais absolument pas… qu’est ce que ça veux dire ? Qui suis-je pour recevoir ça ? Quand je me balade sur des sites de photographes, il y a de bonnes choses parfois, mais ce n’est pas toujours exceptionnel, loin de là. Il y a quand même beaucoup de gens qui déversent tout ce qu’ils font, et nous sommes dans une période d’inondation d’images.
J’ai relevé récemment une image remarquable qui est dans Télérama, dans un article sur Yolande Moreau, et cette image entrerait à mon sens dans l’esprit des très grandes photos de Richard Avedon. Je ne connais pas ce photographe (Patrick Swirc ndlr), mais je le dis, voilà une grande photo. Elle raconte quelque chose de vrai, de sensible et de touchant.
Comment s’organise votre temps aujourd’hui, sur quoi travaillez-vous ?
La pub m’a abandonnée, c’est le portrait aujourd’hui qui m’anime. J’ai toujours autant de plaisir, les gens viennent me voir, je les reçois, on parle un petit peu, on prend rendez-vous, pour qu’ils puissent venir quand ils ont envie et au moment où c’est le plus intéressant pour la photographie. Par exemple j’évite le lundi qui est un jour de changement de rythme, ou l’après midi qui n’est pas non plus un moment idéal. Je laisse beaucoup de libertés, et la plupart du temps on fait 300 ou 400 photos. Le numérique permet que les gens s’abandonnent, car ils voient qu’on peut mitrailler.
Les appareils, selon les formats, vont donner des pauses très différentes, c’est là où Richard Avedon avec son 20×25 a impressionné les gens d’une certaine manière (parce que c’est Avedon aussi !) avec cet appareil assez gros. De même, lorsque j’ai fait un livre et que j’ai exposé à Beaubourg sur le lancement du Polaroïd 50×60, je faisais des photos avec cette chambre de 150kg… Pour faire un portrait c’est donc très long car il faut que le modèle ne bouge pas d’un centimètre ni en avant ni en arrière, sinon il faut refaire la mise au point. La personne qu’on photographie doit s’installer pour la pose. C’est un peu la même différence avec les modèles pour les peintres qui ne vont pas bouger pendant une demi-heure et les modèles pour la photo qui vont évoluer sur la scène.
En adoptant le numérique, vous avez changé un peu vos méthodes ?
C’est obligé bien sur. Quand je faisais des photos avant, prenons l’exemple de celles de Gainsbourg, j’ai peut-être fait 120 clichés couleur, mais j’avais glissé une pellicule noir et blanc et c’est de là qu’il reste ma photo de Gainsbourg. Faire 120 photos ça ne représentait aucun problème pour l’agence Actuel, de la même manière que l’orsqu’on faisait un catalogue, et qu’on partait en voyage à Bali avec trois mannequins, on n’avait pas de problèmes financiers. Aujourd’hui, lorsque quelqu’un me commande un portrait de famille, si je le fais en argentique c’est beaucoup plus cher.
Mais il y a des gens qui vous demandent encore de l’argentique non ?
Ils ont une nostalgie parfois, ils me demandent pour le noir et blanc… mais je ne le fais pas car ça reviens trop cher.
Les gens ne sont plus prêts non plus à payer le prix de l’argentique.
Oui c’est ça. En plus, si une grosse partie des gens qui viennent me voir me connaissent de réputation, les autres, les gens du quartier qui viennent me voir, voudraient presque une photo d’identité améliorée ! Alors je leur désigne la boutique d’à côté qui fait de très bonne photos d’identité ! Mais pour eux c’est un fantasme, ils veulent « un peu mieux que l’identité ». Donc je suis obligé de leur dire que je ne suis pas équipé et que je suis désolé…
Payer « le prix de l’identité » c’est surtout le problème de l’identification, l’image qu’ils veulent avoir d’eux même.
Vous avez travaillé sur le sujet du Polaroïd, et concernant la disparition de l’usine, ça symbolise une époque pour vous ?
Ça ne m’a jamais beaucoup travaillé. Les photographes plus jeunes ont tendance à déprimer parce que l’argentique va disparaître mais je crois qu’il y en aura toujours. Et puis les choses évoluent et disparaissent, c’est la vie. Les Daguerreotype ont disparus ainsi que la photo couleur des frères Lumière, qui est très belle, mais c’est la vie.
Est-ce que c’est bien important la technique finalement ? Ce qui est vraiment important c’est la communion du paysage ou de la nature morte avec le photographe et essayer que ça vibre en nous. On oublie la vibration, c’est très important. Lorsqu’on va voir une pièce de théâtre ou un concert qui a lieu tous les jours, certains jours il va se passer quelque chose de particulier, certains jours il va être mauvais, d’autres jours sublimes. On ne sait pas pourquoi…
Dans votre vie, vous avez l’impression d’avoir fait beaucoup d’expositions de votre photographie ?
Ma photo n’intéresse pas beaucoup, car elle n’est pas tape à l’œil. Par contre j’ai remarqué que les photographes m’apprécient, mais mes photos ne sont pas vraiment grand public. J’avais revue l’autre fois les photos de Sarah Moon à la galerie Camera Obscura, elle, a un public beaucoup plus large.
Qu’est ce que vous diriez de sa photographie ?
J’aime bien ce qu’elle fait. Je la connais depuis longtemps puisque je la côtoyais déjà avant qu’elle soit photographe lorsqu’elle était mannequin, elle posait et me montrait ses photos. Elle a tout un monde dans ses images et ce monde correspond bien au public, c’est assez romantique, très sensible et subtil. C’est très différent de ce que je fais moi et c’est ce qui est important dans la diversité, on aime quelqu’un mais on ne fait pas la même chose.
Dans votre style vous avez l’impression d’avoir tout fait ou bien il y a des voies que vous aimeriez encore explorer ?
Dans le portrait et dans les expressions du corps, il y a toujours à trouver et à chercher. On n’arrivera jamais au bout et c’est très bien. Dans l’enseignement on apprend aussi tout le temps, les jeunes m’apportent beaucoup de choses. J’aime ces stages que j’anime (Jean-François Bauret est professeur de photographie à Icart Photo à Levallois Perret, PPA à Toulouse et Images Ouvertes à Nîmes ndlr), pendant huit jours les gens se lâchent, beaucoup plus que s’ils avaient des cours réguliers et scolaires. Quand nous faisons ces stages, les jeunes découvrent une liberté photographique qui leur fait peur au départ. Mais quand on la goute, la vraie liberté, c’est vraiment possible de s’abandonner. C’est pour cela que j’ai refusé de donner des cours à la Sorbonne, deux heures une fois par semaine, je ne sais pas du tout enseigner de cette manière là.
Dans votre famille, qu’est ce qui vous a amené à la photographie ?
C’est mon père, il faisait des photos de ma mère et de ma belle-mère qui étaient danseuses, de leurs chorégraphies. C’est comme ça que j’ai un peu commencé. Après il faisait des photos de tissus et je lui donnais un coup de main quand j’avais 17 ou 18 ans. On travaillait avec du grand format, du 18×24. A cette époque il y avait vraiment le sens de la qualité.
Quelle est la transition entre les photos de tissus et les portraits de Jean-François Bauret ?
En réalité c’est ma névrose. Quand on est jeune c’est très dur de trouver sa voie, et chercher à comprendre l’appareil photo. C’est un outil spécifique, qui permet « d’aller vers » et d’essayer de comprendre les choses. C’est un peu comme le médecin qui va apprendre des choses techniques pour faire son métier mais va beaucoup apprendre des gens en les pratiquant. Si je vais vers une dame qui me touche, et que je lui dis que j’ai envie de la photographier, elle dira oui ou non mais le contact pourra se faire. Si je lui propose de la photographier nue, elle acceptera ou refusera mais ne sera pas gênée. Si je lui disais que j’aimerais bien la regarder nue, elle pousserait des cris… C’est un échange de procédé, elle aussi en posant nue s’est autorisée à le faire, protégée de sa pudeur ou de sa sexualité, par l’appareil.
Interview par RD en mars 2009