Une balade photographique dans le monde d’Alec Soth
A Fargo pour l’exposition « Individual to Icon » actuellement au Plains Art Museum, Alec Soth a rencontré nos deux correspondants, Jane Gudmundson et Antony Anderson pour une discussion décontractée.
Ils parlent de ce qui l’a inspiré pour son projet « Little Brown Mushroom Tour », son point de vue en tant que photographe de livre (comme il se décrit), et l’importance de l’expérimentation dans la photographie.
Jane Gudmundson : Vous avez dit : « La photographie, est une excuse pour faire participer tout le monde. » Pouvez-vous expliquer cette idée ?
Alec Soth : Quand j’ai démarré la photographie, Internet commençait tout juste à grandir. J’adore surfer sur le web, mais je trouve parfois que nous avons tous une sensation de « woaw, est-ce que le monde réel existe toujours ? » Nous somme tellement entrés dans la sphère du numérique... Pour moi, la photographie est similaire au surf sur le web, mais dans la vie réelle. Nous sortons, nous nous déplaçons, nous "surfons" sur le web, mais nous rencontrons aussi de vraies choses, de vraies gens. On se rend compte que ces choses existent et ont des odeurs et des sons. Ça nous rend plus optimistes parce qu’on devient négatifs à force de passer trop de temps devant un écran. C’est une excuse pour se balader. Ceci dit, j’ai des problèmes avec le rôle de la photographie. Je trouve que c’est un bon hobby mais je lutte contre son aspect utile. Je suis contrarié que ce soit par amusement que j’en fais. Si c’est vraiment si amusant, pourquoi le montrer aux autres ?
C’est facile à dire que la photographie est une excuse pour se distraire. C’est comme le badminton, c’est amusant mais je n’ai pas besoin de le mettre sur les murs d’un musée. Parfois je trouve que trop de photos exposées ressemblent à de simples activités de Monsieur tout le monde.
JG : Comment faites-vous la distinction entre ce qu’il faut montrer ou pas ?
AS : C’est difficile, mais une photo seule a moins d’importance. Pour moi, le vrai but est de faire un excellent livre - c’est toujours mon ambition. Une bonne série de photos, qui fonctionnent comme une vision d’auteur, ça rappelle l’art du film ou du roman. Ce n’est pas qu’un fragment d’une photo prise lorsque je m’amusais.
JG : Donc le contexte aussi est important ?
AS : Oui, mais la nature de la photographie elle-même est d’être montrée dans plusieurs contextes différents. Je contrôle le contexte du livre et c’est mon ambition de le faire bien. Et puis je laisse les photos vivre sous leurs autres formes, comme dans cette exposition ici. Je viens d’être interviewé pour le journal local - nous avons parlé du rôle de ces photographies dans l’exposition. Bien sûr que quand j’ai fait ces photos, elles n’avaient rien à voir avec cette expo. Mais je suis heureux qu’elles aient maintenant cette autre vie, je ne les contrôle pas.
JG : Qu’est-ce le « Little Brown Mushroom Tour » ?
AS : « Little Brown Mushroom » est le nom de ma maison d’édition, "do it yourself" (ndlr faites le vous-même). Une partie de ma vie se trouve dans le monde de l’art et j’avais envie d’un espace pour m’amuser et pour faire des petits machins. Donc, c’est ça Little Mushroom. Il y a quelques années, j’ai publié moi-même un journal sous ce nom et aujourd’hui j’ai plein de projets avec Little Brown Mushroom – on publie les livres des autres, on fabrique des T-shirts, et plein d’autres choses sympa. Pour rire, je mets des projets sous le parapluie de Little Brown Mushroom – comme cette tournée du même nom. Ce n’est pas vraiment une tournée, c’est plutôt que je voyage énormément en ce moment. Vous voyez ?
JG : Oui – j’aime les champignons. Je trouve qu’il y a toute sorte de choses pour lesquelles ils peuvent servir comme parapluie.
AS : Tout à fait. Une partie, c’est une association libre, et la création de votre propre univers, votre propre marque – un peu comme certaines marques de musique qui sont devenues très indépendantes -on peut le faire sur internet. C’est dans cet esprit-là. C’est un espace pour expérimenter et pour s’amuser.
JG : ça donne un équilibre par rapport à ce que c’est de vivre dans le haut monde de l’art.
AS : Exactement. Notre première publication, « a zine » (ndlr un magazine fait à la maison, de basse qualité, très artistique), a coûté $9.75. Je ne gagne pas d’argent là-dessus – c’est un moyen de mettre au monde des projets. Il y a beaucoup de choses intéressantes à l’horizon. Il va y avoir toute une série de livres et il y aura plusieurs joutes mentales aussi. Sur le blog, on voit pas mal de gens qui écrivent, mais on ne sait jamais vraiment qui ils sont.
Antony Anderson : En quoi l’utilisation d’un appareil grand format argentique influence votre interaction avec vos sujets ?
AS : Pour commencer, j’aime bien dire que je ne photographie pas qu’en grand format, et surtout récemment. J’essaye de ne pas être exclusif à un seul appareil. A la base, travailler avec un appareil grand format, ça ralentit tout. En général, quand je demande à quelqu’un de le prendre en photo, je n’ai même pas l’appareil avec moi, il est dans la voiture. Il y a un échange totalement différent, qui n’est pas seulement « paf, paf, paf, dans ta tronche ». C’est plus lent, plus distant, mais il y a toujours ce voyeurisme intense qu’on trouve sous le tissu noir, quand on regarde fixement quelqu’un – cela me va bien. J’aime ce processus. Il y a eu des périodes où j’utilisais d’autres appareils et j’arrivais à imiter ce processus. Je peux arriver à ralentir les choses. Je pense que j’essaie de minimiser l’importance du rôle de la technologie, mais ce sujet revient souvent et ça m’ennuie.
C’est marrant parce que la technologie est un sujet récurent dans les conversations sur la photographie. Une partie de ce machin, le Little Brown Mushroom, est un moyen de casser les restrictions qui disent que je dois travailler avec un certain format.
JG : « Perfect Strangers » est une série que vous avez faite dans les années 90. Qu’est-ce que projet vous a apporté ?
AS : Je n’ai jamais voulu l’appeler une série parce que quand j’étais en train de la faire, je savais que je ne ferais pas un livre, ni une série. Je pratiquais. Je m’exerçais à photographier les autres. J’étais très timide et je venais de sortir de l’école. Je savais que j’aurais besoin de savoir comment photographier les autres, donc j’ai pris en photo tout le monde – toute sorte de gens. Tout en m’exerçant j’ai trouvé qu’il y avait une certaine sorte de sujets qui m’attiraient. Et puis on s’écoute poser la question : « Pourquoi est-ce qu’ils m’intéressent ? », et ce processus nous aide à développer notre propre vision. C’est apprendre à trouver sa propre voix.
JG : Vince Aletti à écrit à propos de votre livre « Niagara » : « La romance et le risque se mélangent ici avec une régularité et une force importante. » Est-ce que son observation vous parait juste, en comparaison avec ce que vous vouliez exprimer ?
AS : Je la trouve assez exacte. J’ai trouvé, en travaillant sur la série « Niagara » qu’elle parlait en fait d’un nouvel amour et d’une nouvelle romance. Cette chute d’eau puissante et destructrice, un lieu qui attire les suicidaires, pourquoi l’utilisons-nous comme métaphore pour les amours nouvelles ?
Il y a aussi un rapport avec le film « Niagara » avec Marilyn Monroe. Elle joue une nouvelle mariée et essaie de tuer son époux qui lui est infidèle. Ces thèmes sont présents dans ma série, donc il y a un rapport avec le risque et le danger. Je crois que l’amour neuf est dangereux et décevant.
JG : Dans « Dog Days, » vous expliquez que vous avez essayé de photographier la beauté du pays natal de votre fille adoptive. Comment définissez-vous « la beauté » ?
AS : La vraie beauté contient un peu de réalité. On ne peut pas la considérer pour un mannequin qui porte beaucoup de maquillage. C’est un sentiment, comme d’avoir les doigts dans la terre, et de percevoir une affection authentique pour quelque chose. C’est une question si vaste...
JG : L’exposition au Jeu de Paume, « Fashion Magazine » a montré des comparaisons frappantes entre la culture Française et celle du Minnesota dans la mode. Pouvez-vous décrire votre approche quant à cette mission ?
AS : Premièrement, c’était un projet avec Magnum Photos de faire un magazine entier sur mon travail dans la mode, et sur les publicités. Au début, je ne savais pas comment faire et ils m’envoyaient systématiquement dans les défilés de mode à Paris. Je me sentais tellement déconnecté de tout ça. J’étais conscient de cette distance entre moi et ce monde et je l’ai trouvée intéressante. Pourquoi ne pas représenter mon détachement, ou montrer l’écart entre ces deux mondes ? À partir de là, je voulais mettre en relief l’idée que la mode est simplement notre manière de se présenter au monde. Nous sommes tous touchés par le monde de la mode, quelle qu’elle soit. On se présente tous dans des vêtements, aux yeux des autres. Je trouve cette idée intéressante de n’importe quel point de vue géographique.
Il y a une photo prise au défilé Channel où on voit Carl Lagerfeld, et puis à deux kilomètres de chez moi, j’ai pris une photo d’une femme qui sortait d’un magasin d’occasion avec un sac Channel. C’est intéressant que ça colle à la peau de toutes les cultures. Ça été une manière de regarder le contraste et de montrer que la mode n’a pas qu’une forme.
AA : Plusieurs de vos projets transmettent une passion pour un lieu, et tentent de faire naître un ressenti chez les spectateurs. Le lieu, quel rôle tient-il dans votre photographie ?
AS : Mes trois livres principaux ont des lieux pour titre, et s’en inspirent beaucoup. Je suis toujours mal à l’aise de dire que j’ai documenté un lieu qui existe vraiment. Je sais que je fabrique aussi ces lieux. J’aime considérer mes travaux comme des romans – mes histoires se passent quelque part, il y a des personnages. Ce n’est pas qu’une histoire, on crée tout un univers. Je me sers de ces lieux pour créer mon univers. Je ressens le besoin que ces histoires soient situées, donc j’utilise les lieux autour de moi. J’essaie de ne pas me limiter à ça uniquement, mais c’est difficile. Même si partout à l’intérieur de l’Amérique, il y a toujours un besoin de situer que c’est en Amérique. J’ai besoin de délimiter mon travail.
AA : L’exposition au Plains Art Museum, « Individual to Icon » montre des images de la série « Sleeping Along the Mississippi ». Comment identifiez-vous le propos dans ces photographies ?
AS : Je ne catégoriserais pas ces photographies les unes par rapport aux autres. Ce travail est fait à la manière de Walker Evans avec un style documentaire. Je travaille avec ce même style : il semble que c’est un travail documentaire, mais ce n’est pas le cas. Je parle souvent d’un spectre : si on met les faits scientifiques d’un côté et la poésie de l’autre, je pense que la photographie peut tomber n’importe où entre les deux. En tant que photographe, je suis beaucoup plus vers ce coté poétique. Je le laisse ouvert pour interprétation. Je suis assez à l’aise avec toutes sortes d’interprétations. Je n’ai pas d’agenda. Je sais ce que mon travail veut dire pour moi dans le contexte d’un livre, mais je ne m’attends pas à ce que les autres le lisent comme moi.
AA : C’est intéressant parce que moi, je vois la photographie documentaire comme quelque chose de très direct, dans sa composition, et c’est le cas aussi dans votre photographie. Il semble que c’est beaucoup plus complexe que ça, particulièrement lorsqu’on produit un livre.
AS : Oui, et voilà toute la problématique. Pour une raison ou pour une autre, il se trouve que, avec le temps, les gens continuent à travailler dans ce style à la façon du documentaire, alors que ça n’en est pas vraiment. C’est compliqué et je ne sais pas pourquoi on continue à faire comme ça...
AA : Selon les formats que vous utilisez, le livre ou l’œuvre encadrée, pensez-vous qu’elles changent la perception du lecteur ?
AS : Elles sont radicalement différentes. Je dirais qu’il existe des photographes de mur et des photographes de livre. Bien sûr, on fait les deux, mais on est toujours plus l’un que l’autre à l’origine. Moi, c’est clair que je suis un photographe de livre en premier. J’ai mis du temps à comprendre comment le mur fonctionne. Les photographies dans les livres sont montrées en regard avec d’autres photographies à côté. Les photographies exposées au mur sont beaucoup plus indépendantes et donc une grande photographie, nette, précise rend un autre effet. On peut entrer beaucoup plus dans un univers avec cette photographie.
Et puis, il y a les expositions collectives, avec un groupement d’images, mais ce n’est pas moi qui crée ce groupement. C’est une vision du commissaire de l’expo. Donc, la photographie de mur est très différente. Fondamentalement, je contrôle le livre, j’applique mes paramètres, le début, la fin ; je suis le commissaire de l’ouvrage.
JG : Quels sont vos projets actuels ?
AS : J’ai un projet sur plusieurs années qui va sortir en septembre qui est une partie de l’exposition au Walker Arts Center. Mais je ne parle pas encore de ce travail…
Et puis il y a des nouvelles choses qui sont très différentes. Parce que je suis occupé à voyager et en préparer cette expo au Walker, je voulais travailler sur des projets plus petits, essentiellement des histoires courtes. Je les produis les unes après les autres et elles vont devenir un article mensuel dans le New York Times. J’ai la chance de pouvoir expérimenter des choses différentes chaque mois.
Propos recueillis à Fargo, Dakota du nord, par Jane Gudmundson et Antony Anderson
Lien vers le site du photographe Alec Soth