Entretien peu commun avec Arno Rafael Minkkinen
Etant donné l’importance accordée à l’aspect corporel dans les travaux d’Arno Rafael Minkkinen, j’ai été ravie, mais pas vraiment surprise, quand j’ai remarqué le rapport entre nos initiales : ARM (« bras » en anglais) et LEG (« jambe » en anglais).
Ce lien étrange fait un titre amusant, mais n’est pas très représentatif de l’entretien qui suit. Par un de ces jours gris, à Paris cette fois, quatre personnes se rencontrent dans un café pour parler du travail d’Arno : Arno, son collègue Kimmo Koskela, RD et moi-même. Cet entretien traite de leur volonté de collaborer à l’élaboration d’un film, de battre des records, ainsi que des derniers travaux d’Arno en Chine.
LEG : La dernière fois, nous avons fini la discussion en mentionnant votre prochain projet de film. Sans nous dévoiler aucun secret, pourriez-vous nous dire en quoi votre œil de photographe vous a été utile dans cette entreprise cinématographique ?
Arno Rafael Minkkinen : Je résumerai notre avancement dans ce projet par une analogie: si l’on roule trop vite sur Park Avenue, à New York, entre la 42ème et la 86ème rue, on est ralenti par une succession de feux rouges. Si l’on roule trop doucement, on peut être sûr d’avoir tous les feux rouges.
Mais si l’on trouve une vitesse intermédiaire, qui permet de rouler à son propre rythme, alors on peut avancer pendant un long moment, sans s’arrêter. La question est: où en sommes-nous dans notre projet cinématographique, en considérant que la 86ème rue représente la projection finale? A la 44ème rue, je dirai.
Nous avons le soutien de la Fondation Finlandaise du Film pour créer un film très ambitieux, à tel point qu’il nous faudrait peut-être en réaliser un autre avant celui-ci. Quoi qu’il en soit, nous en sommes à la quatrième réécriture du scénario. Nous continuons de le faire évoluer et de l’épurer. Comme je rédige tout dans le détail, le film allait pratiquement durer trois heures; je l’ai réduit à deux heures. Les péripéties de l’histoire et leur résolution continuent à s’entremêler. Au début, l’ensemble était assez disparate, maintenant il y a plus de cohésion. Le sens commence à émerger.
Ecrire le scénario et travailler avec Kimmo est un processus tellement enthousiasmant. Nous sommes tous les deux visuels. C’est un cinéaste fantastique: il a l’œil pour trouver un angle d’attaque original. Ce que nous voulons (ce que tout le monde veut) c’est créer quelque chose de nouveau dans le langage cinématographique et narratif. Ce que nous voulons, c’est une histoire qui captive le spectateur, qui continue à lui tourner dans la tête quand il se lève le lendemain matin, une histoire telle qu’il n’attende qu’une chose: que quelqu’un lui demande « Alors, tu en as pensé quoi ? »
L’harmonie des possibilités dans un travail collectif est un tel plaisir, un plaisir qui me porte dans cet aspect de ma vie; pour la photographie, c’est différent, il s’agit de découvrir des idées nouvelles et variées qui m’inspirent.
Kimmo K. : La plus grande différence tient peut-être au fait que la photo est un travail très individuel. Dans un film, en revanche, il faut prendre en compte tous les partenaires et l’argent, ce qui représente un boulot tellement conséquent que presque tout le travail est fait avant même de commencer le tournage. Je pense que c’est l’une des différences les plus importantes, surtout pour Arno.
LG : Allez-vous tous les deux suivre ce projet d’un bout à l’autre ou travaillez-vous exclusivement sur le scénario ?
L’écriture du scénario fait partie de mes rôles, mais je suis aussi coréalisateur avec Kimmo. Quand on en est à penser aux lieux de tournage et à dessiner le scénarimage, le scénario est alors sujet à la réalité des coûts et du budget. On essaie toujours de peaufiner l’histoire. Elle s’améliore en se raccourcissant. Et cela peut également permettre d’économiser l’argent prévu pour le budget.
Pour la photographie, ça ne me gêne pas de vous dire que j’ai fait une photo réussie ce matin, mais en ce qui concerne les films, c’est un territoire tellement nouveau. Nous nous devons de croire en la réussite de ce film, mais il n’y a aucune certitude là-dessus.
En revanche, nous pouvons être certain de la ligne que nous voulons suivre; la part de fiction tiendra autant de place que la part de réel: 80% chacune. Une fois que l’on se donne ce genre de liberté, on peut vraiment explorer les possibilités. Et le passé n’est-il pas justement ainsi ? Est-ce vraiment arrivé ? Nous rêvons la moitié du temps. Au fait, pourrait me demander quelqu’un, qu’est-ce qu’on fait des 40% restant ? C’est le futur: tout ce qui se passera par la suite, ce film compris, espérons le.
LG : Qu’est-ce qui vous amène à Paris cette fois-ci ?
Agathe Gaillard. Elle représente l’histoire de la photographie d’une façon tout à fait admirable, et je pense qu’elle sert remarquablement bien l’histoire de la photographie par sa volonté de participer à la diffusion globale de la connaissance et de la compréhension de l’un des outils les plus extraordinaires que nous avons au monde.
Elle doit également sa renommée au fait qu’elle se soit longtemps consacrée à la diversité d’expression dont notre media est capable, plutôt que d’avoir restreint le point de vue à une esthétique particulière.
LG : Quand j’ai appris que vous étiez parti pour la Chine où vous avez fait des photos, cela m’a beaucoup intriguée. Je m’attendais à ce que ces clichés soient très différents de vos travaux précédents, d’une manière ou d’une autre, mais cela n’a pas été le cas. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rendre en Chine et où espériez-vous que ce travail allait vous mener ?
J’ai été invité au Festival de la Photographie à Lianzhou en 2006, à environ six heures au nord de Guangzhou (six heures à cause des routes, pas de la distance). Mais c’est une ville importante: ils ont invité un certain nombre d’artistes de différentes parties du globe et nous ont offert l’opportunité de voir la Chine à mon épouse et moi.
Pour moi particulièrement, ça a été l’occasion d’explorer la possibilité d’étendre le champ de mon activité au-delà des fermes et des lacs de Finlande, des toits parisiens et de l’Ouest américain, de commencer à considérer l’éventail de ses possibilités. Si je pouvais réussir à travailler dans un paysage qui se trouve complètement à l’autre bout de la planète, alors mon activité prendrait une signification métaphorique, une sorte de regard sur notre monde, sur notre relation à la civilisation et à la nature.
Je ne l’entends pas dans un sens profond, mais plutôt viscéral, cette sensation que nous appartenons tous à la même planète, ce qui sonne comme une banalité, mais dont j’espère avoir visualisé correctement les paysages splendides et rocailleux.
Un an plus tard, j’ai été invité pour diriger un atelier avec un groupe de Finlandais sur l’île Hainan, à l’extrême sud de la Chine, où l’on peut trouver des palmiers et des plages, mais également des jungles à l’état sauvage
L’été dernier, nous avons été invités au Festival International de la Photographie à Dali, en Chine Occidentale, pas loin de la Birmanie et du Tibet. J’en ai profité pour beaucoup travailler. J’ai également une galerie à Pékin: SEE+Artspace au 798 Art District, avec une collection de plus en plus importante. J’ai été assez productif: j’ai déjà à peu près 30 photos de la Chine, dont plusieurs ont un titre à présent. Sur l’une d’elle, intitulée Eveillé pour l’autopsie, je suis étendu sur une table, à l’intérieur d’un petit magasin. J’ai fait signe au vendeur et je lui ai montré mon appareil photos pour lui expliquer ce que je voulais faire.
Il a accepté. Je ne savais pas que c’était un magasin en rapport avec la calligraphie, mais cela semblait logique avec le genre de fournitures qu’il y avait à l’intérieur. Sur la photo, mon corps s’étend jusque dans la rue, comme une cuillère au bord de la table, avec les rayons du soleil dardant sur ma poitrine, tandis qu’à l’intérieur il règne l’obscurité la plus complète. La vision qu’en a le spectateur est axée sur mon torse qui ressort vraiment blanc et d’une façon très bizarre. J’en ai également fait une version avec les yeux fermés.
Depuis mes travaux sur la Chine, j’ai de plus en plus tendance à donner des titres à mes clichés. Les différentes possibilités qui s’offrent à moi m’amusent beaucoup. Par exemple, j’ai fait une photo il y a deux semaines que j’ai intitulée Trois heures moins le quart environ. C’est à peu près à cette heure-là que j’ai fait cette photographie, le premier janvier, comme j’essaie toujours de le faire le premier jour de chaque nouvelle année. Donc, dans ce cas-là, le titre dérive de l’expérience.
LG : En regardant vos clichés, j’ai souvent eu l’impression qu’il s’en dégageait une sensation d’osmose et de paix avec la nature. Dans votre dernier travail, cependant, j’ai été frappée par le côté un peu inquiétant d’une de vos photos: En attendant le serpent… Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous guide dans votre sélection d’images à exposer ?
L’image doit résonner en moi, mais pas uniquement; elle doit faire vibrer les gens que j’admire pour leur perspicacité, leur bon sens et leur compréhension, ainsi que pour leur aptitude à reconnaître que même s’ils n’ont jamais rien vu dans ce genre-là auparavant, ou que ce n’est pas forcément leur esthétique préférée, ils sont capables d’en apprécier la valeur.
Un jour, quand j’étais plus jeune, j’ai montré mon travail à un photoreporter, qui m’a dit: « Arno, je ne sais pas quoi te dire. Quand je vais dans la forêt, je ne vois pas des gens tout nus qui courent dans les bois. » Du coup, je ne montre plus mon travail à des personnes qui voient la vie de cette façon-là, parce que ce genre de réponse me donne tout simplement envie d’aller me coucher et de tout laisser tomber.
J’ai toujours préféré les gens ouverts qui sont capables de reconnaître le potentiel d’un média. J’ai parfois besoin du jugement des autres pour savoir si la photo est réussie. Pour En attendant le serpent, je ne savais pas ce que ça allait donner. Mais je savais que l’endroit où nous logions dans la jungle était plein de serpents. C’est ce que l’on m’avait dit, alors mes hôtes, qui étaient chargés de mon bien-être pour le bon fonctionnement de l’atelier, ont insisté pour que le docteur reste près de moi avec son nécessaire.
Je n’ai fait qu’une seule photo, parce que je ne voulais pas jouer avec ma chance, mais, en regardant autour de moi, je n’ai pas vu de serpents.
Le titre dérive de cette expérience. En imprimant la photo, j’ai remarqué un éclat de lumière dans l’eau. C’était sans doute un serpent!
LG : Lors de notre dernier entretien, nous avons parlé du côté technique de vos photographies. Selon ces critères, comment choisissez-vous les paysages et les poses ?
C’est probablement un processus simultané, dans le sens que cela ne peut pas être seulement un beau panorama si je ne trouve rien à y ajouter moi-même. Pour que je m’implique dans un lieu précis, j’ai besoin d’unir la beauté au potentiel.
Je m’interroge: Comment puis-je le faire ? Que pourrais-je faire ? Et le décor en vaut-il la peine ? Il doit offrir quelque chose qui permette aussi la spontanéité. Les meilleurs clichés ont toujours fait ressortir un élément que je n’avais pas imaginé à l’avance.
LG : Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de ce « record d’autoportraits » auquel vous participez et ce que cela représente pour vous ?
Je ne me souviens plus qui me l’a fait remarquer en premier, mais au bout du compte il est possible que j’ai la plus longue série d’autoportraits de l’histoire de la photographie. Ce n’est pas le fait que des gens ne se soient pas photographiés eux-mêmes pendant une période plus longue que celle que j’aurai parcourue jusqu’à ce que je m’arrête ou que la vie m’arrête dont il est question: il s’agit plutôt de lister les artistes qui ont fait exclusivement des autoportraits sur une période aussi longue.
En ce sens, c’est Claude Cahun qui détient toujours le record. Il y a aussi Lucas Samaras, qui a commencé deux ans avant moi. Mais il s’est essayé à de nombreuses autres choses, même s’il en est toujours revenu à l’autoportrait. Sans oublier Cindy Sherman, qui a débuté après nous. Ce que je sais en tout cas, c’est que depuis que je me suis mis sur les rails en 1970, mon horloge ne s’est jamais arrêté de fonctionner; je ne suis jamais descendu du train.
Quand j’y pense, je n’ai pas passé une année sans publier, acheter de matériel, exposer, ou sans prendre au moins une photo. Durant certaines périodes, il m’est arrivé de ne faire qu’une photo par an, comme celle de mes trois doigts en 1977, mais d’autres années, j’ai produit une dizaine de clichés, voire plus.
Evidemment, l’espérance de vie est plus longue maintenant, alors quel est le but, pourrait-on me demander ? Je me le demande aussi. C’est l’étalement de la chose, pas pour le record, mais à cause du temps de vie. Je tiens absolument à continuer sur la même lancée jusqu’à la fin de mes jours, surtout maintenant que j’ai commencé à également écrire et à m’occuper de films.
LG : J’ai vu le résultat de votre travail à de nombreuses reprises et chaque exposition a sa propre personnalité. Par exemple, le contraste des photos semble être différent parfois ; il arrive aussi que la combinaison des images change. Quel rôle jouez-vous durant les expositions et jusqu’à quel point influencez-vous cette façon de présenter vos travaux ?
Si l’exposition a lieu dans un musée et qu’il est clair que le montage a une visée artistique, alors j’adore ce genre d’opportunité. Mais, d’une manière générale, j’ai toujours la sensation que c’est au conservateur ou à quelqu’un d’autre de s’en charger. J’apprends beaucoup plus de cette façon-là. J’ai eu la chance de voir comment Agathe Gaillard a agencé ce nouveau travail, plus éclectique à présent qu’il ne l’a jamais été. Il va de la mort à la vie, en passant par le sexe. Il y a des paysages et des intérieurs ; la Norvège, la Finlande, la Chine et la France. Je voulais voir comment elle allait interpréter ces interactions, alors je lui ai donné carte blanche.
Il a fallu déplacer une photographie. Elle s’intitule La Chaise de Paul Klee, Nantes, 2010. Elle fait référence à cette citation magnifique de Klee: « Si l’on veut comprendre un tableau, on a besoin d’une chaise. » Par contre, la lumière était trop forte à l’endroit où on l’a accrochée. Je l’avais imprimée avec une lumière douce parce qu’il y avait déjà un fort contraste dans le sujet-même de l’image. Mais je ne sais pas si finalement le spot a été déplacé ou si on a trouvé un autre emplacement pour le cliché.
L’accrochage final était super. L’une des photographies qui avait un très bon emplacement a été prise en Finlande, à Paltaniemi, en 2009: mes bras sont déployés comme les ailes d’un oiseau. Ce n’est pas un cliché très compliqué. Mais parfois, si l’idée derrière la photographie est poétique et subtile, l’image elle-même n’a pas besoin d’en faire des tonnes. Alors elle évite de le faire, mais il s’en dégage une lumière et une atmosphère particulières. Agathe a choisi de placer cette image pile entre deux galeries. L’un de mes bras indique la galerie de l’étage inférieur, et l’autre la galerie supérieure. C’est comme un panneau : on peut aller d’un côté ou de l’autre.
LG : Peut-on trouver certains de vos portraits dans un livre sur la photographie ?
Oui, il y en a un nouveau qui vient tout juste de sortir. C’est un ouvrage de Susan Bright, intitulé Auto-focus. Il traite du sujet depuis la perspective de la pratique historique et contemporaine. La plupart des photographes que l’on y trouve sont jeunes et la majorité des photos est en couleur. Je suis un vieux papi au milieu! Le livre mentionne mes quarante ans de travail, ce qui fait plaisir, et le genre est tellement vivant et nouveau. C’est logique que Thames & Hudson ait eu envie de sortir cette magnifique compilation de photographies d’autoportraits.
Dans la section historique, l’auteure fait référence à Francesca Woodman et John Coplans, qui ont commencé après moi, et pourtant, mes travaux figurent dans la section contemporaine. Enfin, c’est parce que je suis toujours en vie, bien sûr, mais j’espère que cela reflète aussi l’idée d’être toujours créatif dans son travail : c’est très important pour moi, par rapport à la règle des 10 ans dont nous avons parlé la dernière fois.
LG : Vous avez un point de vue intéressant concernant cette règle des 10 ans, que Szarkowski a été le premier à évoquer. Pouvez-vous nous expliquer en quoi votre travail s’intègre dans cette vision des choses ?
La règle des 10 que Szarkowski a développée lors d’un de ses cours en 1973 a frappé bon nombre d’entre nous alors, et nous l’avons pris comme un défi. Il disait que l’on réalise ses meilleurs travaux sur une période de dix ans. La seule exception, parmi des gens tels que Adams, Lange ou Weston, était Atget. Cette apogée de 10 ans n’était pas forcément quelque chose qui allait dominer notre vie artistique, mais moi en tout cas, je l’ai pris comme un défi, un obstacle à surmonter.
Je ne peux pas juger moi-même de mes dix meilleures années, bien-sûr, mais si je tentais de le faire, les œuvres que j’ai vendues pourraient être un moyen de savoir quand ont eu lieu ces dix années. Lorsqu’une personne croit assez en votre photographie pour l’acheter, c’est déjà un signe ; et quand je regarde mon journal, je trouve des clichés vendus environ tous les ans et au même nombre sur les quarante années au cours desquelles j’ai travaillé. Le mot de la fin, bien sûr, ne vient pas de l’artiste.
RD : L’autoportrait de ce matin était-il votre premier à Paris ?
J’en ai fait d’autres dans cette ville. Mais celui d’aujourd’hui était le premier portrait parisien de cette année, ainsi que le premier vu du ciel. J’ai une photographie de 1996 ; elle a été faite le jour où l’on a enterré André Malraux.
Tout Paris était dans les rues et se dirigeait vers le Panthéon. Je suis descendu au bord de la Seine, sous un des ponts, et me déshabiller pour prendre une photo n’a pas été un problème : il n’y avait personne pour me voir, si ce n’est mon appareil-photo…
Interview par LEG, 17 avril 2011